Un carnage. C’est le mot qui vient à l’esprit. L’attentat de Djerba après celui du World Trade Center: 21 morts dans une synagogue. La crainte d’autres carnages. L’attentat déjoué en 2003 sur l’île de la Réunion. Et cette tentative d’assassinat aux ciseaux et au couteau perpétrée jeudi dernier, à l’encontre de quatre surveillants pénitentiaires, à la maison centrale de Vendin-le-Vieil, à 30 km de Lille. Un seul et même homme: un terroriste islamiste, ancien lieutenant de Ben Laden, arrêté en 2003 et condamné en 2009 à 18 ans de réclusion criminelle. Un seul et même détenu, âgé de 52 ans, libérable le 24 janvier, à la faveur des remises de peines.
Christian Ganczarski était soumis au régime des détenus particulièrement signalés. Plus encore, il bénéficiait d’un traitement spécial: placé à l’isolement, menotté pour ses déplacements et escorté par quatre surveillants revêtus de tenues spéciales. Pourquoi? Parce que les surveillants savaient «qu’il avait juré d’agir». Comment le savaient-ils? Parce qu’il le leur avait dit et parce que la menace de son extradition vers les États-Unis l’incitait à jouer les prolongations. Inaugurée en 2015, Vendin-le-Vieil est une prison «ultramoderne» dite «à haute sécurité». Éloignée des sombres clichés de vétusté, cette prison l’est tout autant du fléau de la surpopulation carcérale: avec une capacité d’accueil de 120 détenus, elle n’en compte qu’environ 90.
Qu’a-t-il donc bien pu s’y passer? Le directeur de la prison aurait levé les mesures de sécurité prévues pour Christian Ganczarski, d’abord le temps d’un week-end. Ces mesures ont toutefois été rétablies devant l’inquiétude grandissante des surveillants qui trouvaient le comportement du détenu suspect. Refusant de se laisser passer au détecteur de métal, celui-ci avait en effet confié à sa compagne au téléphone «qu’il connaissait quelqu’un qui avait pris 30 ans pour meurtre» et «qu’il savait ce qui lui restait à faire». Le directeur aurait ensuite allégé, une seconde fois, le dispositif de sécurité. Il l’aurait fait dès le lundi, soit trois jours avant que Christian Ganczarski ne se rue sur les surveillants à l’ouverture de sa cellule en criant «Allahou akbar» pour en blesser trois d’entre eux «au cou, au bras et au cuir chevelu».
Le pire est certes évité mais le climat social ne cesse de se dégrader. Appel à la mobilisation, refus des surveillants de prendre leur service, intervention des ERIS (équipes régionales d’intervention et de sécurité) à l’appel de la direction… Place Vendôme, les syndicats exigent la tête du directeur auquel ils reprochent un «manque manifeste de discernement». Aucun accord n’est trouvé. Un «blocage total des prisons» est alors annoncé pour le lundi et une visite ministérielle de la prison pour le mardi. Le jour de la mobilisation, les deux-tiers des établissements pénitentiaires sont touchés. Une dizaine de feux de palettes sont signalés. Alors qu’à Fresnes, les CRS repoussent les grévistes à l’aide de gaz lacrymogènes, le directeur de la prison de Vendin-le-Vieil annonce vouloir être relevé de son commandement.
Un fiasco. C’est le mot qui vient à l’esprit pour décrire cette «déliquescence du dispositif pénitentiaire» dénoncée par Jean-François Forget de l’Ufap-Unsa Justice: «on achète la paix sociale en prison, sauf qu’au bout d’un moment quand vous n’avez plus rien à donner et qu’ils vous ont croqué les deux bras, ils passent à l’acte. On a entre 4 000 et 5 000 agressions de personnels par an, on a une vingtaine de prises d’otage sur personnel, ça va s’arrêter quand? Quand on aura un mort?». Chaque jour amène à l’intérieur des murs son lot de «faits divers» toujours plus inquiétants. Hier, un autre détenu radicalisé s’en serait ainsi pris à des agents de la prison de Mont-de-Marsan. Bilan: multiples contusions, entorses, nez cassé avec déviation nasale, doigt cassé et douleurs au plexus. Samedi, un détenu du centre de détention d’Uzerche aurait attaqué un surveillant dans son bureau. Après lui avoir craché dessus, il l’aurait violemment poussé dans les armoires. D’autres agents venus à son secours auraient aussi été blessés: traumatisme crânien, entorse cervicale, entorse d’un genou et d’un doigt, douleurs lombaires, dos bloqué, oreille interne endommagée et multiples contusions. Le 5 janvier à Arles, un détenu aurait tenté de s’en prendre à un surveillant avec un pic artisanal de 26 cm. Le 15 décembre, aurait été découvert à la prison d’Orléans-Saran un Smith & Wesson dissimulé dans une boîte à chaussures…
Devant cette situation alarmante, les syndicats déplorent «l’impunité totale dans les prisons et le laxisme des gouvernements successifs face au traitement des détenus radicalisés les plus violents.» Ils réclament «une bonne sécurité» pour «dynamiser des actions de réinsertion, de travail pénal, de prise en charge sociale, médicale, sportive» et des recrutements: «un surveillant qui doit gérer jusqu’à 140 détenus, alors qu’il devrait en avoir 40, ne peut remplir ses missions». Ils réclament aussi des formations: «certains surveillants n’ont pas eu d’entraînement aux tirs depuis des années et (n’ont) aucune connaissance du milieu terroriste». Ces propos interpellent. Surtout lorsqu’on sait, comme l’affirme Emmanuel Baudin du SNP FO Pénitentiaire, qu’«aujourd’hui on agresse pour tuer», que «maintenant les détenus ont une pratique, ils visent la carotide.»
À l’aune d’une telle «déliquescence», la radicalisation en prison a de quoi sérieusement inquiéter. Les autorités tâtonnent et le phénomène est loin d’être maitrisé. En septembre 2016, la sanglante tentative d’assassinat survenue dans l’unité dédiée aux détenus radicalisés d’Osny conduit à l’arrêt de ce dispositif. Les «unités dédiées» sont remplacées par les «quartiers d’évaluation de la radicalisation». En leur sein, on mesure, avec des moyens conséquents, la dangerosité et l’embrigadement des détenus islamistes les plus dangereux. Mais ce dispositif qui ne concerne que quelques centaines de détenus demeure hélas très insuffisant. Jean-François Forget estime que «80% des terroristes circulent dans des conditions de détention classiques». Selon lui, «la diaspora de ces prisonniers problématiques fragilise toutes les prisons (…) Car ils peuvent continuer à faire du prosélytisme et du recrutement. Voire organiser des attentats. Un danger pour les surveillants, mais plus largement pour toute la société.» Il y a quelques jours, le site actu-pénitentiaire révélait qu’à Maubeuge deux complices présumés d’Abdeslam et des frères Kouachi, jusqu’ici à l’isolement, allaient être de nouveau placés au contact des autres détenus.
Il faut prendre la mesure de la situation et agir. Activer les constructions de prison et spécialiser les établissements selon la dangerosité des détenus. Pour les profils les plus dangereux, il est urgent de prévoir un régime de détention spécifique. Les Italiens disposent à cet égard d’un régime de détention appelé «41 bis» dont la France pourrait s’inspirer. Il s’agit d’un régime sévère d’isolement développé à l’origine pour les parrains mafieux et qui s’applique également aujourd’hui aux détenus radicalisés les plus durs. Cette préconisation se rapproche de revendications syndicales qui appellent à l’édification «de toutes petites prisons ultra-étanches avec une sécurité maximale dans lesquelles [les détenus les plus radicalisés] n’ont aucune possibilité de communiquer entre eux et avec l’extérieur.»
Tout ceci prendra hélas du temps. Dans l’immédiat, que penser de l’annonce du transfert de Salah Abdeslam au quartier QMC1 de Vendin-le-Vieil pour la tenue de son procès qui s’ouvrira en Belgique le 5 février prochain? Certains surveillants redoutent déjà un quartier de détention dont la situation évoque celui de Fresnes d’où Antonio Ferrara s’était violemment évadé. Isolée en pleine campagne, cette prison est vulnérable et son architecture favorise les communications entre prisonniers… S’agira-t-il d’un autre fiasco? Espérons que ce mot ne nous viendra pas à l’esprit.