Entretien croisé

L’IPJ interrogé sur la politisation et la partialité de la justice

Evelyne Sire-Marin, présidente de la 31e chambre correctionnelle du TGI de Paris, est mise en cause par certains juristes suite à la condamnation du pneumologue Michel Aubier dans l'affaire Total. En cause, ses engagements militants avec la Ligue des Droits de l'Homme et Attac qui pose la question de la politisation et de la partialité de certains magistrats. Guillaume Jeanson, porte-parole de l'Institut pour la Justice et avocat au barreau de Paris, débat de cette polémique avec les avocats Me François Saint-Pierre et Me Gérald Pandelon.

Publication
3 novembre 2017
Durée de lecture
9 minutes
Média
Atlantico

En l’espèce, dans quelle mesure peut-on parler de conflit d’intérêts ? La décision de la magistrate peut-elle être remise en cause et comment ?

Guillaume Jeanson : Rappelons d’abord que des règles déontologiques s’imposent aux magistrats. Ils doivent ainsi notamment statuer  » en fonction des seuls éléments débattus devant eux, libres de toute influence ou pression extérieure  » ou encore  » prendre conscience de l’incidence de (leurs) éventuels préjugés culturels et sociaux, ainsi que de (leurs) convictions politiques, philosophiques ou confessionnelles, sur la compréhension des faits qui (leur) sont soumis et sur (leur) interprétation des règles de droit « . Lorsqu’ils considèrent que leur situation personnelle ou celle des parties les rendent récusables, les magistrats peuvent vouloir, par anticipation, en être déchargé. L’abstention d’un juge est également appelée « auto-récusation » ou « récusation d’office ». On dit aussi que le juge « se déporte ». L’abstention peut intervenir spontanément ou bien après que le juge a été informé qu’il existait à son égard une cause de récusation susceptible d’être soulevée par l’une des parties à l’occasion des débats. Au sujet de la récusation, c’est l’article 668 du code de procédure pénale qui dispose que tout juge ou conseiller peut être récusé pour un certain nombres de causes que le code prend le soin de lister. Parmi celle-ci, nous pouvons relever les hypothèses suivantes qui auraient peut-être pu mériter davantage d’attention (tant de la part du magistrat concerné que de celle de la défense) :  » si (…) les sociétés ou associations à l’administration ou à la surveillance desquelles il participe ont intérêt dans la contestation  » ;  » Si le juge (…) se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis d’une des parties  » ;  » S’il y a eu entre le juge et une des parties toutes manifestations assez graves pour faire suspecter son impartialité.  »

Le journaliste Clément Weill-Raynal de France Info, livre en effet sur ce point des éléments troublants : La présidente de la 31ème chambre aurait été membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme en 2006, puis vice-présidente de l’association en 2011 alors que  » dans ces mêmes années, l’association a mené de nombreuses actions contre le géant pétrolier, dont une campagne qui réclamait l’abandon de ses chantiers en Birmanie et qui avait pour slogan « Total pollue la démocratie ».  » Le journaliste poursuit en précisant qu’elle a également été  » membre du conseil scientifique de l’association altermondialiste et écologiste Attac, qui a elle aussi multiplié les prises de position contre Total. Dans une lettre envoyée au président François Hollande en 2015, l’organisation qualifiait ainsi le groupe pétrolier de « criminel climatique » ou encore de « requin » lors d’une campagne sur les gaz de schiste.  » Il conclut son portrait en mentionnant sa proximité avec le Front de gauche  » pour lequel elle a appelé à voter en 2011. Selon un article de L’Humanité, elle serait l’une des sympathisantes de Ensemble, le courant écologiste du Front de gauche, qui a lui aussi multiplié les mises en cause de Total. Selon les articles diffusés sur le site du mouvement, le groupe pétrolier et gazier serait « lié à la barbouzerie française » et son activité serait constitutive de « crime contre les océans ». En novembre 2015, à l’approche de la COP21, le
courant écologiste du Front de gauche a ainsi lancé un appel à « stopper les crimes climatiques » des pétroliers.  »

La présidente s’est expliquée ces jours-ci dans la presse sur les raisons pour lesquelles elle n’a pas estimé devoir se déporter. La défense aurait pu décider d’en débattre en envisageant de tenter une procédure de récusation. Techniquement, c’est un incident de procédure qui, on l’aura compris, permet d’écarter un magistrat d’une juridiction d’instruction ou de jugement lorsqu’il est soupçonné de partialité. La procédure de récusation est de type administratif sans qu’aucun formalisme particulier ne soit exigé pour sa mise en oeuvre. La requête qui doit être présentée devant le premier président de la cour d’appel (lorsqu’elle vise un juge ou un conseiller d’une juridiction du fond), doit être présentée « in limine litis », c’est à dire avant les débats au fond et ce, à peine d’irrecevabilité, sauf si la cause de récusation survient au cours des débats, ce qui ici était peu probable compte tenu du caractère ancien et public de ces prises d’engagements. La récusation repose ensuite sur une présomption légale de soupçon. Cela signifie qu’il suffit en principe de prouver l’une des causes prévues par la loi pour établir
immédiatement et automatiquement le risque de partialité et donc entraîner la récusation du juge. Lorsque la demande est accueillie favorablement, le magistrat visé est remplacé mais tous les actes antérieurement accomplis demeurent valables. Le rejet de la requête entraîne quant à lui le maintien du magistrat mis en cause et le demandeur à la récusation est condamné à une amende civile et, éventuellement, à des dommages et intérêts.

Précisons rapidement, et à toutes fins utiles, qu’il existe également la récusation collective qui vise tous les juges ; le renvoi pour suspicion légitime vise à mettre en cause l’impartialité de l’ensemble de la juridiction saisie, afin d’en obtenir le dessaisissement et le remplacement par d’autres magistrats ; le renvoi pour cause de sûreté publique, celui dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice et celui pour cause d’interruption du cours de la justice, et notamment lorsque la juridiction compétente ne peut être légalement composée. Le jugement a été rendu au mois de juillet. Il semble donc désormais un peu tard pour agir mais Michel Aubier sera de toute façon jugé une seconde fois puisqu’il a interjeté appel de sa décision de condamnation le 12 juillet dernier.

François Saint Pierre : Je vous réponds en qualité d’avocat de M Aubier. Un avocat lorsqu’il se présente dans un tribunal fait toujours le pari que le juge sera un juge indépendant et impartial. Ce qui a pour conséquence, pour ma part, que je ne vérifie jamais qui sera le juge au tribunal et quel est son profil ou quels sont ses engagements. Les avocats doivent avoir une confiance présumée dans les juges. C’est la raison pour laquelle la législation actuelle prévoit que c’est au juge lui-même de se « déporter » s’il estime qu’il présente un risque de conflit d’intérêt réel ou apparent. A noter que l’article 23b du recueil des obligations déontologiques des magistrats n’interdit pas du tout aux magistrats d’avoir des engagements associatifs privés dans la mesure où ils n’interfèrent pas avec son activité. C’est une disposition qui a été reprise dans une loi très récente du 8 aout 2016 qui a précisé les obligations déontologiques des magistrats en matière de conflit d’intérêt. A titre personnel en me présentant au tribunal je ne contrôle pas la vie associative des magistrats. Lorsque j’ai lu l’article de Clément Weill-Raynal sur le site de France Info, je dois dire que j’ai été choqué par les informations qu’il a révélées. Je pense que la présidente du tribunal aurait pu -si ce n’est dû- ne pas prendre
l’affaire. Je rappelle que dans une chambre correctionnelle, plusieurs magistrats peuvent gérer une affaire, c’est même très fréquent. Cela étant je ne prendrai pas l’initiative de recours de plainte contre Madame Sire-Marin car je pense que c’est à elle d’apprécier la situation ainsi qu’à sa hiérarchie. Me concernant, j’ai à assurer la défense de mon client devant la cour d’appel de Paris dans les mois à venir et je referai comme toujours le pari que les juges d’appel seront des juges indépendants et impartiaux. Je précise clairement que je ne suis pas à l’origine de la publication de cet article et que je ne cherche pas querelle à Madame Sir Marin.

Gérald Pandelon : Au-delà du dossier pénal dont vous faites état, je considère que l’attitude de madame Evelyne Sire-Marin n’est qu’un épiphénomène judiciaire, même si encore, le sort qui aura été réservé à ce prévenu, par ailleurs pneumologue ayant tissé des liens avec le groupe Total, devra être mis en relation avec l’animosité avérée de ce magistrat manifestement très politisé, envers les entreprises de ce géant pétrolier. Mais l’essentiel est encore ailleurs. Car, à rebours de ce qu’expliquent nos hommes politiques consensuels et la plupart des juges, la justice est par essence partiale et politisée dans la mesure où l’objectivité n’est pas humaine. Ce qui est spécifiquement humain c’est la subjectivité, c’est, en d’autres termes, ce que pensent au plus profond de leur être ceux qui jugent, sans se départir de leurs valeurs, de leur idéologie ou de ce qu’il est de bon ton de penser, ce que l’on pourrait qualifier d’air du temps sociologique. D’ailleurs, l’école nationale de la magistrature forme également les futurs magistrats à une sorte d’animosité presque structurelle à nourrir envers les avocats davantage perçus comme des ennemis que comme des adversaires au sein des procès pénaux. Au surplus et dans la plupart des affaires mettant en cause des acteurs politiques ou économiques de premier plan, la dimension subjective, donc idéologique, est presque systématiquement présente, qu’elle accable (hypothèse basse), ou qu’elle fasse montre d’une particulière empathie (hypothèse haute). Tous les avocats pénalistes le savent car ils l’ont tous, au moins une fois, ressenti. De la même manière que certains magistrats, pour des faits parfaitement identiques, seront, en fonction de la juridiction appelée à statuer, plus ou moins clément. Comment expliquer que pour un dossier pénal strictement similaire un individu puisse écoper d’une condamnation de 8 années d’emprisonnement à Nice, mais n’être, par exemple, que condamné à 4 années à Aix, si ce n’est par cette dimension subjective qui est à l’oeuvre dans tout procès ? Que les peines devant un tribunal pour enfants de Bobigny aient pu être quasiment divisées par 2 par rapport à celles qui étaient infligées devant la même juridiction à Paris ? La difficulté c’est que cette
subjectivité vient fausser toute analyse objective que les justiciables peuvent mener sur notre institution judiciaire. Creusant, de surcroît, non seulement le fossé entre les magistrats et ceux qui ne le sont pas mais également en rendant de moins en moins lisible notre appareil judiciaire. Mais au-delà de cette subjectivité inhérente à l’acte de juger, la question se pose de savoir si, en définitive, du « mur des cons » à l’affaire qui nous occupe, de l’affaire Cahuzac aux affaires Sarkozy, les magistrats ne se sont pas tout simplement transformés en des hommes politiques eux-mêmes immergés dans la sphère judiciaire, une évolution qui transformerait insidieusement l’institution judiciaire en une simple institution politique. D’ailleurs cette évolution a déjà été institutionnalisée sous la Vème République. Avez-vous déjà entendu parlé du Conseil constitutionnel ?

Dans ces conditions, était-il possible pour la présidente de la 31e chambre correctionnelle de juger sereinement le professeur de pneumologie, accusé d’avoir caché ses liens avec Total ?

Guillaume Jeanson : Je ne peux évidemment pas prétendre sonder les esprits. Rappelons pour mémoire que le 16 avril 2015 lorsque le professeur Michel Aubier, chef du service de pneumologie de l’hôpital Bichat, s’exprime en tant que représentant de l’Assistance Publique Hôpitaux de Paris devant une commission d’enquête du Sénat chargée d’investiguer sur le coût de la pollution de l’air, le président de la commission, Jean-François Husson, l’invite à  » dire la vérité et rien que la vérité « . Le professeur Aubier jure, prête serment et lorsque le président lui demande s’il a des  » liens avec des acteurs économiques « , il répond négativement. Le rapporteur de la commission, Leila Aïchi, juge  » léger  » l’exposé que le médecin délivre ensuite devant la commission, estimant qu’il minimise les effets sanitaires de la pollution. Au cours des sept heures d’audience, la présidente du Tribunal ne manque pas de souligner que les années précédant cette audition devant le Sénat, presque la moitié des revenus du médecin proviennent de Total : cela représente en 2012, 99 402 € sur 227 734 € de revenus ; en 2013,
106 787 € sur 234 775 € ; et en 2014, 109 956 € sur 242 656 €. La défense assure, quant à elle, que le médecin  » a toujours rempli ses fonctions avec probité « , qu’il a simplement commis une  » erreur  » en ne disant rien de ses liens d’intérêt avec Total  » mais (qu’) il n’a jamais eu l’intention frauduleuse d’induire en erreur les sénateurs « . Au soutien de son argumentaire technique une question prioritaire de constitutionnalité est même soulevée. De son côté, pour justifier le préjudice subi par le Sénat, l’avocat de ce dernier rappelle que  » si les personnes auditionnées rompent leur serment, ils ne permettent pas à la commission d’enquête d’exercer sa mission « . Le sénateur Jean-François Husson, ancien président de la commission d’enquête, venu représenter cette noble institution, demande quant à lui  » qu’une condamnation exemplaire soit prononcée « . Il précise  » C’est une question de principe et de respect de nos institutions « .

Mon propos n’est bien évidemment pas de refaire le procès ni de dérouler en détail l’argumentaire des différentes parties. Il est seulement de rappeler que devant ces éléments, un autre magistrat -même insoupçonné de conflit d’intérêt- aurait pu légitimement s’interroger. Ce qui interpelle est peut-être donc davantage le fait que la juridiction a outrepassé de manière importante les réquisitions du parquet en condamnant le médecin à une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis et surtout à une peine de 50.000 euros d’amende, quand seule une peine de 30.000 euros avait été requise. Mais même sur ce dernier point, il faut convenir qu’il peut arriver à des magistrats du siège d’outrepasser les réquisitions du parquet et que (bien que jugées disproportionnées par la défense) les peines prononcées ont tout de même pu sembler encore dérisoire à une partie de l’opinion qui, à l’époque, avait fustigé cette décision. Justice a-t-elle donc bien été rendue de manière impartiale ? Peut-être. Peut-être pas. On le voit, le véritable problème est donc ici le doute que cette situation instille dans l’esprit du public et surtout dans celui des parties à ce procès. Or, ce doute est un poison pour notre justice. Lord Gordon Hewart, qui était Lord Chief Justice of England, posait déjà en 1923 (dans l’arrêt The King v. Sussex Justices -une affaire qui mettait en cause l’impartialité d’un juge-) les jalons de cet adage qui nous semble emprunt de sagesse :  » Justice must not only be done ; it must also be seen to be done  » : la justice ne doit pas seulement être dite, elle doit également donner le sentiment qu’elle a été bien rendue. Ce principe, plus connu sous le vocable de théorie des apparences, a intégré le corpus de règles de la CEDH à partir des années 70 au travers des arrêts Delcourt et Borgers. On touche ici du doigt la notion d’impartialité objective : le juge ne doit pas seulement être impartial mais il doit également donner l’image de l’impartialité.

Comment évaluer la fréquence de ce type de situations ? Quels sont les recours possibles et quelles sont les chances de pouvoir obtenir gain de cause ?

Guillaume Jeanson : La question n’est pas tant la quantification d’une telle fréquence, elle est plutôt celle d’un laisser-faire, d’une tolérance à l’endroit d’un excès de militantisme ou d’affichage politique au sein de la magistrature qui affecte directement l’image d’impartialité évoquée plus haut. Cette thématique rejoint celle du syndicalisme politique au sein de la magistrature qui cohabite assez mal avec le devoir de réserve. Le journaliste Clément Weill-Raynal qui semble à l’origine de ce contre-feu de l’affaire Aubier contre cette magistrate (qui fut en son temps Présidente du syndicat de la magistrature) en sait quelque chose. C’est lui en effet qui a révélé en son temps le scandale du mur des cons, une affaire qui a entaché pour longtemps la crédibilité de ce syndicat. Alors oui, devant des comportements véritablement inacceptables, un recours disciplinaire est envisageable – Même si les chiffres disponibles peuvent en dissuader plus d’un : Si l’on regarde les requêtes déposées devant le Conseil supérieur de la magistrature, en 2016, 177 ont été jugées irrecevables et 68 manifestement infondées. Seules 7
ont été jugées recevables. Mais il faut garder à l’esprit que ce type de procédures ne constitue pas cependant véritablement une nouvelle voie de recours et ne permet donc pas de contester les décisions juridictionnelles en elles-mêmes. Resterait donc les voies de recours ordinaires et, éventuellement, l’article 6§1 de la CEDH, le droit au procès équitable.

François Saint Pierre : Que prévoit la loi ? Que tout justiciable qui se plaint d’un manquement déontologique d’un magistrat peut en saisir le conseil supérieur de la magistrature. Je n’envisage pas de prendre cette initiative. Nous aurons un procès en cour d’appel dans quelques mois, le fait que l’on puisse rejuger l’affaire en cours d’appel avec d’autres magistrats est déjà le meilleur des recours.

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