Tribune

Squatt à Garges-lès-Gonesse : «Face à la désertion de l’État et à l’impotence de la justice, la guerre de tous contre tous»

Maître Guillaume Jeanson, porte-parole de l'Institut pour la Justice, a réagi dans le Figarovox au squatt du pavillon d'une personne âgée dans le Val d'Oise qui, assistée par des jeunes de la cité, a réussi a faire évacuer sa maison squattée par des Roms. La police n'avait pas le droit d'intervenir. Me Jeanson voit là le signe d'un affaiblissement de l'État qui, à terme, risque de conduire à un retour à la justice privée.

Publication
8 février 2018
Durée de lecture
3 minutes
Média
Figarovox

«Quand la justice française est incohérente, on utilise la force». Cette phrase, abondamment retweetée, commente une vidéo prise mercredi soir et déjà largement visionnée: celle d’une expulsion illicite et musclée d’un pavillon du Val d’Oise squatté par des Roms. Cette phrase tonne comme un slogan inquiétant, car le pire a sans doute été évité mercredi soir à Garges-lès-Gonesse. Mais elle sonne aussi comme un avertissement. Un avertissement que les autorités feraient bien d’écouter attentivement avant qu’un drame ne se produise.

Que s’est-il passé? Youcef, un retraité de 76 ans, possède un pavillon sans toutefois l’habiter. Il est contacté un jour par la police qui l’informe de l’occupation de son bien. Se rendant sur les lieux, il découvre alors son pavillon squatté par seize Roms. Des dégradations sont visibles et certains meubles ont disparu. Il demande aux occupants de quitter les lieux. Pour justifier leur refus, ces derniers, fins connaisseurs d’une loi qui les protège, lui tendent triomphalement un ticket attestant d’une livraison de pizza à cette adresse. Ils sont là depuis plus de 48h, même la police ne saurait les déloger.

Youcef n’a d’autre choix que d’entreprendre courageusement un marathon judiciaire. Il débourse alors 1500 euros pour entamer une procédure d’expulsion. Une procédure épineuse aux étapes multiples et au calendrier aléatoire. L’affaire interpelle et indigne. Les réseaux sociaux s’en mêlent. Une question revient sans cesse: comment la loi peut-elle protéger, avec autant de largesse, ceux qui la violent pourtant allègrement? De leur côté, certains médias se font l’écho de l’écœurement et de l’inquiétude des riverains qui dénoncent l’indigence douteuse de ces squatters aux si grosses voitures.

Magie d’internet, le tocsin est sonné depuis la région lyonnaise. Un «vidéaste» influent qui prend fait et cause pour Youcef interpelle les jeunes du quartier où se trouve son pavillon squatté. Une descente est organisée: mercredi soir, un groupe d’hommes armés pénètre ainsi dans le pavillon en vociférant «Allez, sortez, cassez-vous, vous avez deux minutes». Les Roms désertent et la police est appelée au secours. L’affaire vire au cocasse: la police n’ayant pas le pouvoir de déloger les Roms, squattant illégalement le pavillon d’un retraité, dispose bien en revanche de celui d’interpeller ceux qui les y ont délogés. Si doute il y avait, une loi du 24 mars 2014 a veillé à le dissiper, en créant un nouvel article 226-4-2 inséré dans notre Code pénal: «Le fait de forcer un tiers à quitter le lieu qu’il habite sans avoir obtenu le concours de l’État dans les conditions prévues à l’article L. 153-1 du code des procédures civiles d’exécution, à l’aide de manœuvres, menaces, voies de fait ou contraintes, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 30.000 € d’amende.»

Mais laissons le droit un moment pour en revenir aux faits, tels que du moins les rapporte jeudi le journal Le Parisien: «Tous racontent, vidéo à l’appui, que la police est intervenue pour interpeller plusieurs jeunes. Les Roms seraient alors revenus dans le pavillon. «Ils étaient une quinzaine à l’intérieur de la maison, mais ils ont appelé des renforts, ajoute un autre. De notre côté, toute la cité est venue.» Il indique qu’ils totalisaient environ 40 personnes. Il assure que leurs adversaires se tenaient une main dans leur veste comme pour indiquer qu’ils étaient armés. De leur côté, les jeunes évoquent leurs propres moyens d’intimidation: fusil à pompe, Tokarev, chiens. L’un d’eux exhibe une photo de lui prise armes à la main.»

Heureusement, pour l’heure, tout semble à peu près pacifié. Un bain de sang a été évité et Youcef semble avoir récupéré son pavillon, à la plus grande satisfaction des riverains. Mais quand donc nos gouvernants comprendront-ils où nous conduisent leurs renoncements successifs? Comment ne pas évoquer ici ce que les philosophes des Lumières appelaient l’état de nature? Un état défini, selon les termes du philosophe John Locke, comme «l’absence de supérieur commun pour régler nos différends». Une situation dans laquelle les individus ne peuvent compter que sur leurs propres forces pour protéger ce qu’ils ont de plus précieux, et notamment leurs vies et leurs biens.

«Quand la justice française est incohérente, on utilise la force». Oui, ce slogan est inquiétant. Il est inquiétant car il augure, devant la désertion de l’État, devant l’impotence d’une justice discréditée par sa lenteur et l’exécution défaillante de ses décisions, cette situation qui est ou devient rapidement, pour le philosophe, une guerre de tous contre tous. Car, lorsqu’ils sont livrés à eux-mêmes, les hommes «n’observent pas strictement les règles de l’équité et de la justice». Car pour sortir de cette situation détestable dans laquelle la vie humaine est «courte, misérable et brutale», les individus doivent accepter de cesser de se faire justice eux-mêmes et confier le soin de défendre leurs vies et leurs biens à une autorité publique qui aura les moyens d’imposer ses décisions aux récalcitrants. Une autorité que nous appelons l’État.

Lorsque les autorités étatiques disparaissent ou se montrent durablement affaiblies, prévaut alors ce que le criminologue canadien Maurice Cusson appelle «la solidarité vindicative»: le devoir, la nécessité de faire bloc avec son «clan» – sa famille, sa corporation, ses voisins, etc. – pour défendre sa vie, ses biens, son honneur. C’est ainsi que le criminologue souligne que, durant tout le moyen-âge, période au cours de laquelle les autorités étatiques étaient faibles, la plupart des homicides se commettaient en groupe, alors que de nos jours les homicides sont presque toujours une affaire ne comprenant que le meurtrier et sa victime. Et durant tout le moyen-âge, les taux d’homicides étaient bien plus élevés qu’aujourd’hui. De l’ordre de 40 pour 100.000 à la fin du XVe siècle, contre environ 1 pour 100.000 aujourd’hui. Car la solidarité vindicative va hélas souvent de pair avec la vendetta, le cycle sans fin de la vengeance et des représailles.

C’est à cela que nous avons assisté mercredi soir à Garges-les-Gonesses: au retour de la «solidarité vindicative». Une solidarité que d’aucuns relèveront peut-être assise, en partie, sur une base communautaire. Mais une solidarité qui trahit en tout cas de manière certaine le recul de l’État et l’affaissement de son autorité.

 

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