Alors que beaucoup se réveillent encore nauséeux de cette Saint-Sylvestre fêtée cruellement à Champigny-sur-Marne, on apprend que Nicole Belloubet, ministre de la justice, entend équiper de téléphones fixes 50 144 cellules de prisons, réparties dans 178 établissements pénitentiaires. Pour mesurer l’importance de la petite révolution qui se profile, rappelons qu’on comptait 59 165 places de prison opérationnelles au 1er décembre 2017. D’ici trois ans, ce seront donc quasiment tous les détenus des prisons françaises qui pourront appeler – 24h/24 – entre cinq et vingt numéros, préalablement autorisés par le juge ou l’administration pénitentiaire selon la nature et la durée de leur incarcération, cela sans avoir à quitter leur cellule. Des appels en visioconférence devraient également leur être proposés, de même que la mise en place d’un système ressemblant à un bipeur, et qui permettra aux détenus d’être contactés par leurs proches.
Est-ce une surprise? À dire vrai, Nicole Belloubet avait déjà vendu la mèche cet été, en estimant publiquement que l’idée de donner aux détenus «des portables contrôlés ou des lignes fixes» n’avait «rien d’absurde». Des propos qui faisaient alors écho à ceux tenus le 17 juillet 2014 par Adeline Hazan, ancienne présidente du syndicat de la magistrature, le lendemain seulement de sa nomination au poste de contrôleur général des lieux de privation de liberté.
Après les quelques annonces droitières de la nouvelle majorité lors du deuxième semestre 2017, on est en droit de s’interroger: la place Vendôme chercherait-elle, en cette nouvelle année, à nantir la gauche de quelques étrennes politiquement profitables?
Bien qu’elle soit tentante à première vue, cette seule analyse fondée sur le clivage politique traditionnel est peut-être assez limitée. Car s’il a pu être utilisé sans être réglementé durant les années 1990, c’est vraiment sous la bannière de la droite que le téléphone a fait son entrée en prison. La loi du 5 mars 2007, à la fin de la présidence de Jacques Chirac, avait d’abord permis aux condamnés de téléphoner une fois par mois aux membres de leur famille ou à leurs proches. L’inénarrable loi pénitentiaire de 2009, sous Nicolas Sarkozy, allait ensuite, par son fameux article 39, en libéraliser encore considérablement l’accès.
Comment communique-t-on aujourd’hui depuis une prison? Les détenus disposent de «points phone» dont l’utilisation est strictement contrôlée et qui sont répartis dans les coursives et les promenades. Ils peuvent appeler à leurs frais quelques contacts autorisés de proches ou de tiers, si c’est en vue de leur réinsertion. Mais ils ne peuvent le faire que sur des créneaux horaires limités: par exemple de 9 à 11 heures le matin et de 14 à 16 heures l’après-midi. C’est ce dernier point surtout que vise la réforme annoncée. La direction de l’administration pénitentiaire a ainsi expliqué à la presse que «non seulement les conversations ne sont pas privées, mais les familles sont généralement joignables en fin de journée, quand les détenus n’ont plus le droit de quitter leur cellule». Outre la baisse appréciable du nombre de détenus à accompagner aux points phone pour des surveillants qui sont déjà en sous-effectifs, l’objectif poursuivi par l’installation d’un téléphone fixe dans chaque cellule est donc d’élargir les plages horaires et d’améliorer la confidentialité pour «maintenir le lien avec la famille et […] apaiser les tensions en détention».
À première vue, ces intentions sont louables. D’autant que la criminologie voit dans la préservation des liens familiaux un frein sérieux à la récidive.
Mais il convient toutefois de se garder de tout angélisme. Car, dans bien des cas, cette généralisation des téléphones en cellules pourrait tout aussi bien se révéler désastreuse. Les syndicats de la pénitentiaire ont été nombreux ces derniers jours à tirer la sonnette d’alarme: «Certains pourront notamment passer des appels à la place de leur codétenu et ainsi utiliser des numéros non autorisés» expliquent-ils. «Ça a déjà été dénoncé. On sait pertinemment qu’au bout du fil, il peut y avoir un autre interlocuteur. Et là, ce n’est pas contrôlé du tout. […] Rien n’empêchera un détenu d’appeler une personne autre que sa famille via un numéro autorisé.»
Si tout ceci est vrai, comment s’assurer sérieusement que cette mesure généreuse destinée à la préservation des liens familiaux ne sera pas, le plus souvent, détournée à des fins de poursuite d’activités criminelles, de pressions exercées sur les victimes ou leurs familles, de préparations d’évasions ou même d’attentats?
Devant ces inquiétudes légitimes, les thuriféraires de cette mesure livrent invariablement la même réponse. Une réponse qui étonne par sa candeur: la possibilité supposée pour l’administration de surveiller ces lignes téléphoniques. À l’heure où le renseignement pénitentiaire tente de relever le défi du terrorisme et de la radicalisation, où 10% seulement des brouilleurs de téléphones fonctionnent efficacement, où l’on estime à plus de 50 000 les portables en circulation en prison, et où enfin la Chancellerie se félicite que l’expérimentation de cette mesure ait triplé le nombre d’appels et doublé le temps passé par détenu au téléphone, la simple idée de surveiller efficacement ces 50 144 nouvelles lignes téléphoniques – qui, rappelons-le, fonctionneront 24h/24 – peine à rassurer les syndicats. «Plus vous multipliez le nombre d’appels, plus vous aurez du mal à les contrôler ou à les surveiller» constatent les professionnels du milieu carcéral. «Dans les cabines actuelles, ce qui est écouté en direct, ce sont les conversations de détenus sensibles. Mais vous ne pouvez pas contrôler toutes les communications téléphoniques. Là, en plus, c’est de jour comme de nuit. Et déjà qu’on a du mal à surveiller de jour…»
Que dire enfin de l’argutie selon laquelle cette mesure permettrait de lutter contre le trafic de téléphones portables en prison? Sans même évoquer ici le coût prohibitif du téléphone licite pour les détenus, c’est évidemment un leurre. Comme l’exprime Stéphane Barreau, secrétaire général adjoint de l’UFAP-UNSA, le syndicat majoritaire de l’administration pénitentiaire, «le détenu qui veut continuer son trafic ne passe pas par les cabines téléphoniques, mais par des portables prohibés». Surtout s’il se sait potentiellement écouté. Le secrétaire du Syndicat pénitentiaire des surveillants (SPS) de Montmédy (lieu de l’expérimentation supposée aujourd’hui justifier la généralisation de cette mesure) était d’ailleurs resté sceptique quant à l’intérêt de la mesure: «Certains détenus l’utilisent [le téléphone en cellule]. Mais en majorité, ils n’en voient pas l’utilité et préfèrent utiliser leurs téléphones illégaux […]. De nombreux téléphones fixes ont déjà été cassés ou transformés en cachette. Ils s’en servent parfois aussi pour faire des chargeurs artisanaux.»
Lorsque l’on veut vraiment lutter contre un fléau, il est préférable de ne pas en accompagner le mouvement. Irons-nous demain, à l’instar de la Belgique, jusqu’à faire entrer internet à l’intérieur des cellules? Certaines voix s’élèvent déjà pour le réclamer.
Pour le meilleur et pour le pire, le monde carcéral est, lui aussi, «en marche». Mais les victimes? Quelle place leur est réservée? Sont-elles toujours condamnées à faire du surplace?